Une nouvelle présence au monde

Tout indique que le système Terre est entré dans une phase de basculement accéléré et que nos sociétés n’y sont pas préparées.

Le temps est compté pour éviter la menace d’un écocide. Qu’adviendra-t-il demain ? L’enjeu est de garder un monde habitable. Le philosophe Bruno Latour avec d’autres penseurs des sciences humaines et naturelles s’inquiète à juste titre « du maintien des conditions d’habitabilité » de notre planète.
Autrement dit, peut-on encore vivre dans un monde habitable, alors que nous modifions la composition de l’atmosphère, que la biodiversité est menacée, que les sols sont appauvris, que le dérèglement climatique dicte sa loi sous l’effet du réchauffement ?

Nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène qui se traduit par de nombreux déséquilibres. Ce néologisme — du grec ancien, anthropos signifiant « être humain », et kainos signifiant « récent, nouveau » a été introduit par les géologues. De fait, les humains seraient devenus les principales forces de transformation de la planète. Sont en cause nos modes de peuplement, de vie, de production industrielle.

« L’Anthropocène est donc une époque où la viabilité multi-espèces est devenue menacée.»
Anna L. Tsing, Proliférations

Ce n’est pas faute d’avoir tirer des signaux d’alerte. Pionnière, la biologiste américaine Rachel Carson et son Silent Spring publié en 1962 a fait prendre conscience à grande échelle d’un saccage écologique dû à l’utilisation de pesticides et d’herbicides entraînant une mortalité élevée chez les oiseaux. À la suite de cette publication, l’insecticide DDT sera notamment interdit en 1972. L’écologie va dès lors prendre corps dans les marges.

Qu’est-ce que cela change pour notre conception du progrès ? De la modernité ?

Selon Bruno Latour, ce n’est pas la même chose de vivre comme des modernes qui utilisent les ressources de 6 planètes et de vivre dans les limites d’une seule Terre fragile et limitée. Tous les ans, plus de 26 000 espèces animales et végétales disparaissent de la surface de la Terre. On parle d’une sixième extinction de masse. De nombreux minéraux et métaux sont, dit-on, proches de leur pic d’exploitation. De fait, il faut changer de voie, à l’invitation du sociologue Edgar Morin. Cela s’impose à l’ensemble des pratiques, des activités et des disciplines humaines.

Cela nous oblige à agir autrement. Le design n’y échappe pas. « Le design doit devenir un outil novateur, hautement créateur et pluri-disciplinaire, adapté aux vrais besoins des hommes. Il doit s’orienter davantage vers la recherche, et nous devons cesser de profaner la Terre avec des objets et des structures mal conçus ». Ces mots du designer austro-amércain Victor Papanek (1923-1998) démontre qu’il a très tôt posé les bases d’un design responsable. Son célèbre ouvrage Design for the Real World : Human Ecology and Social Change, (Design pour un monde réel) publié en 1971 est un texte prémonitoire où il invite le designer à avoir plus de sagesse face à la production.

Devant les enjeux de la crise climatique, l’universitaire Fabienne Denoual parle de la nécessité de bâtir une éthique de l’habitabilité adaptée au nouveau régime biogéochimique de la terre. Le design est une pratique attachée à la mise en forme des objets, des signes, des espaces en même temps qu’il questionne nos usages au regard des mutations du monde. Quoi qu’il en soit, la forme n’est jamais innocente, elle est signifiante, elle incarne une certaine vision du monde d’où l’intérêt du positionnement du designer.

« Être designer, ce n’est pas réinventer et imaginer constamment de nouvelles façons d’être ou de vivre, c’est questionner le monde dont on fait partie et accompagner les changements pour qu’ils se fassent sans heurts », rappelle en effet le designer François Bauchet. Cette approche est d’autant plus féconde en situation de crise. Le designer ne peut pas à lui tout seul changer le monde, mais il peut participer à l’élaboration de nouveaux imaginaires, de nouvelles utopies dans un monde vulnérable et abîmé. Il lui faut expérimenter et dessiner des alternatives.

Le designer doit — sans tarder — prendre position. En s’éloignant du solutionnisme technologique, des logiques productivistes extractives qui ont marqué son histoire et longtemps justifié son existence. La production seule (la question du développement) ne définit plus son horizon, car on sait que cette obsession pour la production nous détruit, martèle Bruno Latour. Il y a nécessité de rompre avec une approche anthropocentrée qui consistait à penser avec Descartes, qu’il faut « nous rendre maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode, 1637), précepte dont découle entre autres une approche utilitariste fondée sur l’exploitation des ressources. À contrario, le designer peut inventer/ introduire une nouvelle relation de l’homme au vivant, à travers l’idée de respect par opposition à celle de domination.

L’auteure Marielle Macé dans son livre Cabanes parle de « jardiner des possibles pour occuper autrement le terrain, de nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, etc. ». Pour cela, il faut créer les conditions d’une perception élargie.
Élargir à d’autres façons de s’y prendre pour vivre,
Élargir à des modernités non-occidentales,
Élargir le sensible,
Élargir à d’autres vivants, des entités humaines et non-humaines.
Peut-être, être à l’écoute de ce qui ne parle pas. Il faut ré-entendre le monde.
Ré-entendre parler les choses de la nature.

Donna Haraway et son Companion Species Manifesto (2012) fait exister la nature humaine comme une relation inter-espèces. Cela induit des logiques d’inter-dépendances, d’inter-relations, du faire avec. Habiter veut dire co-habiter. Cela induit une meilleure connaissance des autres vivants pour les considérer dans leur ensemble. À l’instar de Donna Haraway et les espèces-compagnes, Baptiste Morizot parle de diplomatie à inventer avec les autres espèces.

Dans Manières d’être vivant (2020), le philosophe insiste pour dire que la crise écologique est une crise de sensibilité. Le designer est outillé pour opérer ce basculement de l’attention à l’autre, au monde et à ses différents éco-systèmes. À charge pour lui de chercher à faire parler le milieu. Ce mot chercher dérive du latin circare ; il signifie faire le tour de, parcourir pour examiner. Sa pratique du terrain et de l’enquête l’oblige à envisager des savoirs décentrés échappant aux idées pré-conçues. Cela passe par des coopérations en croisant le chemin des scientifiques, des anthropologues, des artistes, des poètes, etc. Pour un poète, en effet, rien d’étrange à écouter les pensées de l’eau, de l’arbre, à s’adresser à eux, etc. Comme le note Marielle Macé, « il s’agit donc d’écouter comme il faut, de s’approcher comme il faut, de toucher avec justesse pour toucher au vif. » Engager ce changement, c’est construire à terme d’autres façons d’être au monde tout en déconstruisant l’idée d’un homme isolé de la biosphère.

« La nature est un tout, les forces agissent de tous côtés, et celui dont l’esprit est capable de s’ouvrir à la manifestation de ces forces, celui-là comprend la nature. » (Rudolf Steiner)

Laurence Salmon, septembre 2022 pour la publication 2. Journal de terrain Liga – cohabiter avec le fleuve

Bibliothèque
Rachel Carson, Printemps silencieux (1962), Wildproject, 2019
Fabienne Denoual, Le designer de l’Anthropocène : vers une éthique de l’habitabilité élargie, Sciences du design n°11, Anthropocène et effondrement, 2020
Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes, Flammarion, 2003
Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 2021
Marielle Macé, Nos cabanes, Éd. Verdier, 2019
Edgar Morin, Changeons de voie, Flammarion, 2021
Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, un front commun, Actes sud, 2021
Victor Papanek, Design pour un monde réel (1971), réédition Presses du réel, 2021
Anna L.Tsing, Proliférations, Wildproject, 2022
Conversation avec François Bauchet, cat. Paysans designers, l’agriculture en mouvement, Madd Bordeaux 2021