Entretien avec Paul Laurent

« Un territoire c’est une façon de se créer des voisins, c’est un lieu où on s’active, où on provoque les autres, où il y a une ambiance. » 
Vinciane Despret, Habiter en oiseau

En relation au scénario d’usage défini préalablement, le projet Le lieu des négociations – espace en relations a fait l’objet d’un travail de création sonore. Celui-ci a été accompagné pendant deux ans par Paul Laurent, musicien et improvisateur, http://www.echoecho.fr/, au cours de trois phases de développement : 

– une première démarche de captations sonores dans le milieu, au sein du périmètre d’étude, suivie d’un travail de composition et de montage de ces pistes, hiver 2021-2022 (voir 2. Journal de terrain)

– un workshop d’une semaine intitulé “Cher ennemi*”, agir en bon voisin avec le son ; prises de sons à l’ESAD Orléans, séances de montage ouvert et performatif, création d’instruments de diffusion (haut-parleurs vibrants), d’un dispositif d’écoute et de transmission, janvier 2023

– la réalisation d’une performance sonore in situ sur le terrain de Gobion, en présence du module construit échelle 1. Ce moment de diffusion et d’écoute collective a été élaboré à partir des différentes compositions et matières sonores réunies au cours des deux premières phases de travail, octobre 2023

Dans un entretien réalisé au mois de janvier 2024, il revient sur l’ensemble du projet et son déroulement avec les étudiants.

Lou-Ann Chotard, Sandro Demay, Léo Kusmeruck et Youen Le Scoul, étudiants de 2ème et 3ème année en Design visuel et graphique et en Design objet et espace à l’ESAD, ont participé au workshop et à la performance sonore avec les étudiants du programme Liga.

* phénomène éthologique décrit par Fisher en 1954 « Dear enemy effect », cher ennemi ou ami rival, selon lequel deux animaux territoriaux voisins deviennent moins agressifs l’un envers l’autre une fois que les frontières territoriales sont bien établies.

Liga : Qu’est ce que c’est pour toi transmettre à des étudiants, dont certains ont peu de connaissances de ce mode d’appréhension d’un espace, d’un contexte, de présences et de création par le son ?

Paul Laurent : J’ai été assez surpris, à plusieurs reprises à l’occasion de projets avec des étudiants ou des élèves d’autre niveaux, et en particulier dans ce travail. Une chose très simple se met en place pour tout le monde. Il n’y pas de blocage qui se produise par rapport au médium. Je l’ai noté aussi en faisant des ateliers avec des élèves d’école élémentaire. Je trouvais surprenant la manière dont ceux-ci s’emparent aussitôt d’enregistreurs, de casques, se mettent à écouter réellement ce qu’ils sont en train de faire avec. Ils ne cherchent pas à reproduire des gestes que j’ai pu leur montrer. Il y a quelque chose de simple et d’universel, qui n’est pas supplanté par notre culture visuelle. Je pense qu’il y a quelque chose de tout à fait universel, la sensibilité au son est très partagée. Je ne connais personne qui me dise qu’il n’est pas sensible au son, alors que je peux entendre « je ne suis pas sensible au goût » ou autre… Ça s’accompagne souvent d’un mot juste derrière : « mais j’y connais rien ». C’est toujours un peu énervant pour moi parce que je suis persuadé que l’écoute est la qualité primordiale à toute création sonore. À partir du moment où on est capable d’analyser ce qu’on entend, le caractériser, le critiquer, on est musicien.
Lorsque l’on est dans l’écoute, cela nous ramène à quelque chose de primaire, c’est une compréhension de l’espace, c’est l’écoute du danger, etc… On comprend beaucoup ce que nous apportent nos oreilles en terme de compréhension de l’espace, c’est très précis. On arrive à le reproduire avec le son binaural d’une façon stupéfiante. Je n’ai donc jamais ressenti le médium comme un frein à la création vis à vis de mes interlocuteurs. J’ai même échangé avec les personnes de l’administration de l’ESAD à l’occasion du projet, qui m’ont dit combien ils étaient sensibles dès que ça touchait le son.

C’est étonnant que l’on se pose la question. Ce truc est en nous, il est totalement différent sur beaucoup d’aspects de la perception des images, qui est instantanée. On voit comment se passe un défilement d’images sur un ordinateur, notre oeil peut les comprendre à une grande vitesse. On peut même être touché par une image très rapidement. Le son a sa propre temporalité, il nous oblige à nous arrêter. Ecouter c’est passer du temps, c’est prendre le temps d’être dans la temporalité de notre écoute. C’est complètement mesurable avec l’enregistreur, si cette prise de son fait 5 minutes, tu ne pourras pas l’écouter en moins de 5 minutes. Si tu l’accélères, ce sera autre chose…

Au cours des 3 phases de travail, comment as-tu ressenti le rapport d’étudiants en design des média et design des communs au son, elles et eux qui ont une culture visuelle, du dessin, de l’espace, de la forme, du matériau ?

Au cours du premier temps de travail que j’ai accompagné, il y a eu un besoin de se rattacher à des questions d’ordre social. C’est arrivé assez rapidement, c’était pour moi important. Parler du sonore sans prendre en compte son contexte social, physique, ça me paraît assez hasardeux. Il a fallu réfléchir à pourquoi travailler sur le son, pourquoi on le partage avec d’autres, et si oui à quel endroit le partager, dans quel espace. C’était des questions nécessaires pour se permettre de travailler sur le domaine sonore. Il y avait peut-être un souci de légitimité de leur part qui était bien réel. Dans le cadre d’un projet de micro-architecture qui a la volonté de s’insérer dans un milieu, l’écoute de l’environnement, la captation de sons, leur montage n’a pas posé de problème au niveau de la réflexion, à partir du moment où ne se posait pas la question de la diffusion. Mais elle s’est vite posée ; tant que l’on ne réfléchit pas à comment on diffuse – le mot « diffuser » n’est pas très beau, c’est envoyer de façon molle – comment on partage ce travail avec d’autres, qui sont ces autres ?… Cela a été soulevé assez tôt au début du travail, pour n’être « résolu » qu’à la fin dans la troisième phase de travail.

La question éthique a été omniprésente ; qu’est ce qu’on le droit de faire, de ne pas faire, dans un milieu dit naturel si nature il y a, etc. ? C’était présent dès le début. Dans la seconde phase de travail, on était plutôt hors-sol, dans l’école, sur des sons très anthropiques, dans une temporalité spécifique sur le mode workshop. Retourner au Gobion à la fin processus, c’est là que ce sont reposées des questions de légitimité. Qu’est-ce que je peux me permettre de faire ici, où il y a du vivant multiple, pourquoi je viendrais perturber ce milieu, quel sens cela peut avoir, etc ?

Cette question d’éthique, tu l’as posé différemment à l’occasion du workshop, en faisant un pas de côté avec le milieu, le contexte ?

Oui car il était important de respirer à un moment, de pouvoir se dire nous sommes dans un atelier, essayer, expérimenter, prendre des risques, pour que la création puisse se faire. Le contexte de la Loire peut être pesant, tellement il est beau, affirmé, qu’on peut penser ne pas avoir sa place là-dedans, qu’il ne faut surtout pas y toucher. Cette deuxième étape a permis de lâcher prise. Je n’ai pas du tout orienté le travail sur la question du choix des matériaux sonores, même s’il y a forcément des choses qui ont transparu de mon action. Mais mon objectif n’était pas de réduire à certains types de sons le travail. Ce qu’a apporté le workshop c’est une réflexion sur la vibration en général, trouver un dispositif de diffusion (j’utilise encore le mot que je n’aime pas trop !), d’une façon différente de la manière habituelle, celle du haut-parleur. C’était plus que la question de comment faire entendre un son à quelqu’un. C’était remettre en cause le modèle du spectacle, celui de la scène, des hauts-parleurs, du public, tout ce rituel que je ne rejette pas en bloc car il permet l’écoute partagée. Ça nous a permis de se saisir physiquement et intuitivement, chacun personnellement, de la question de la vibration. Le son c’est avant tout des vibrations, on reçoit des vibrations, des ondes. C’est cela qu’on décode, une déformation de la matière. Nous sommes nous-même déformés par les sons que l’on reçoit, c’est quelque chose que l’on a du mal à appréhender mais qui est pour moi majeur. C’est ce qui explique peut-être le fait que ce soit aussi instinctif d’écouter. Sachant qu’à ce moment du workshop, on travaillait avec le support de la maquette échelle 1 d’un demi-module de la micro-architecture, on était dans la fiction plutôt que hors contexte, dans la simulation de ce moment qui serait une écoute en bords de Loire.

Cela fait penser à ce que tu as dit aux étudiants, se concentrer moins sur l’identification de la source des sons que sur la matière sonore, ce retour à ce qu’est la matière…

J’ai relu récemment un texte de Morton Feldman, compositeur états-unien contemporain de Cage, qui était aussi enseignant et disait à ses étudiants « ne m’explique pas par quel biais tu en es arrivé là, par quel artefact ou artifice, fais-moi juste écouter ». C’est quelque chose de très important pour moi et je lutte pour essayer d’évacuer la méthode qui a été la mienne pour produire du son. Quand je travaille sur mes compositions, sur de la matière sonore que j’enregistre, je la stocke et la laisse un peu reposer, pour me permettre d’avoir un regard suffisamment distancié. J’essaie d’oublier l’origine, les outils qui m’ont permis de produire ces sons. Ca rejoint la question de l’écoute réduite que propose d’adopter Pierre Schaeffer. Il dit qu’il y a plusieurs niveaux d’écoute : écouter, ouïr, entendre, comprendre, qui passe de l’abstrait au concret, du subjectif à l’objectif. Adopter une écoute réduite c’est se mettre dans une posture d’écoute en évacuant la causalité, ce qui a fait le son. C’est parfois très dur à faire quand les sons sont très descriptifs. Il faut les écouter de nombreuses fois pour arriver à se détacher de la causalité et entendre toutes les finesses de l’organisation du son dans le temps.

Autre élément présent dans ton travail, c’est la dimension de l’improvisation, que tu n’as pas hésité à aborder.

Je n’avais pas prévu que l’improvisation prendrait cette importance. Je pensais surtout pouvoir apporter quelque chose au niveau de l’organisation des sons, de la composition. C’est pendant le workshop, suite à des discussions sur le projet de présentation publique en bord de Loire, que les étudiants du groupe m’ont dit qu’ils trouveraient intéressant d’intégrer de l’improvisation, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il y a eu cette idée fondatrice du projet d’inclusion de tous les sons du milieu. On pouvait la rendre possible en réagissant à chaud à des événements inattendus. Ce qui importait c’était avant tout de partager ce moment avec un public, de rendre ce moment précieux, où tout peut se passer. C’est pour cela, au-delà de son côté iconique, que la pièce 4’33 de John Cage est majeure, tellement novatrice. C’est avant tout de l’écoute, du temps partagé, laisser place à la surprise, à l’évènement que l’on n’a pas prévu. C’est ouvrir totalement sa conscience à son environnement direct, ça va au-delà de la musique ou alors c’est la musique qui est allée au-delà de ce qu’elle pouvait faire à ce moment là. C’était très intéressant pour nous d’arriver à écouter avant d’intervenir. Il fallait alors avoir recours à l’improvisation, on ne pouvait faire autrement que se mettre en posture d’improvisation. Le travail sur l’improvisation permettait de réagir, ou de ne pas réagir, de laisser la place et de prendre sa place. C’était ça qui était le plus difficile pour certains étudiants.

Sur ce point, je voulais revenir sur les gestes développés par les étudiants dans l’improvisation. La question de la répétition est omniprésente, toujours un peu là, qui est évidente pour tout le monde. Je lisais dans un livre de François-Bernard Mâche, compositeur de musique concrète et chercheur érudit, qui parle de la répétition comme l’élément structurant de toute musique à travers le monde, et on pourrait dire même extra-humaine. Dans les motifs de chants d’oiseaux, c’est très présent. La répétition on l’a retrouvé dans les façons de composer d’Eloy Flambeau, un des étudiants, qui prenait des motifs qu’il répétait à plusieurs moments ou sur eux-mêmes. Ça renvoie au sillon fermé de Pierre Schaeffer et à tout un pan théorique qu’il a développé par la suite. Et aussi à l’imitation, dont Olivier Messian disait qu’il y avait trois modes distincts chez les oiseaux. Les oiseaux sont très majoritairement imitateurs, soit par plaisir simplement, soit par ruse pour chasser un individu par exemple, soit c’est une façon de recomposer son propre chant avec le chant des autres. Il y a des oiseaux qui font ça, c’est à dire sampler, monter, composer. C’est amusant de voir que nous-mêmes on le fait facilement. Et c’est ce que les étudiants ont fait pour recréer quelque chose. Ca devient des briques nouvelles pour une nouvelle chose.

Si on revient à l’idée d’un lieu des négociations, en relation avec un milieu, comment se joue cette question de l’écoute, notamment lorsqu’il y a retour au terrain de Gobion ?

Il fallait qu’on arrive à mettre des mots là-dessus, le travailler, sur le fait de se sentir légitime ou pas, d’oser, d’avoir suffisamment d’attention à ce qui nous entoure, l’esprit prêt à être inventif. Ca dévoilait une organisation sociale, qui existe aussi entre les étudiants et que l’on a essayé de faire fléchir. Ce n’était pas évident. C’est parce qu’on se met à l’écoute d’un milieu que l’on se repose des questions sur soi-même, sur ses interactions avec les autres. Quand certains se sont exprimés en disant « je ne me sens pas légitime » alors que d’autres n’avait pas ce sentiment, on était face à une crise. On a tenté de résoudre ce problème collectivement. D’un seul coup, on n’est plus dans une hiérarchie, dans l’héritage de l’organisation sociale mais dans une organisation solidaire où la chaîne doit compter avec tous ses maillons. C’est une chose qui s’est vraiment sentie, qui était visible, une attention dans les regards, les attitudes pour que les uns et les autres fassent de la place, laissent de la place. C’était fort et il s’est scellé quelque chose à ce moment là. Et par extension, c’était simple de penser qu’il fallait avoir le même comportement avec les sons qui nous entouraient, sans gymnastique mentale à mettre en place.

Le fait de le tester in vivo et in situ validait le principe de quelque chose qui ne soit pas complètement reproductible. Ca se synchronisait presque avec cette idée de nécessité de transmission. Dès ma première intervention, une des étudiantes Maëva Passereau avait relevé la nécessité de transmettre le travail sonore, dans cette idée de pérenniser l’évènement, pas comme un one shot mais plutôt comment on peut passer une idée musicale à d’autres qui à nouveau la transmettront derrière eux. Ca nous a tenu jusqu’au bout, jusqu’à l’idée d’avoir recours à l’improvisation. Ca permet de tout de suite inclure les personnes invitées, un mouvement très spontanément fait par les étudiants d’amener les personnes à toucher les haut-parleurs, ressentir les vibrations des transducteurs dans le bois, s’assoir, voir de quelle façon ils pouvaient intervenir. On percevait à ce moment que la transmission était possible. Ca nécessitait d’abandonner son travail, de le laisser en confiance à quelqu’un. Les idées développées vont-elles être préservées, si elles ne le sont pas qu’est ce qu’elles deviennent ? Tout cela était dans nos réflexions, tout le temps.

Un autre phénomène a concouru à cela lors de la présentation publique, c’est le vent qui s’est levé, est devenu très fort. Il y avait alors une présence du milieu qui donnait des formes de « fusion » avec les sons travaillés…

Tout ce qu’on avait théorisé oralement, par les échanges, notre bonne volonté, le milieu y est allé, il a pris sa place avec force. C’était émouvant que ça arrive à ce moment là, l’orage arrivait au bon moment. Ca nous a permis d’oublier ce qu’on avait mentalement et expérimentalement mis en place pour partager ce moment. C’est le vent, les bruits dans la végétation qui ont décidé de faire entendre la production ou de la masquer. On aurait pu mettre les haut-parleurs plus fort mais ils étaient à la bonne puissance. Il y a eu des moments qui m’ont paru assez longs pendant lesquels on était dans le son des arbres, des feuilles, d’accélération et de ralentissement, des fondus enchaînés presque avec les sons enregistrés. Il y a aussi là quelque chose de l’ordre de laisser la maîtrise de ce qu’on entend à autre chose, accepter de trouver des compromis, de faire avec.

Ce qui m’a particulièrement touché, c’est la forme musicale qui s’est dégagée. Tous ces évènements, des périodes qui ont des durées, cette morphologie dans le temps, je l’ai trouvé étonnamment musicale. Ce n’est pas d’aujourd’hui que des compositeurs s’intéressent aux sons de la nature, si nature il y a, pour ce qu’ils inspirent. C’est parfois des modèles de composition. On était face à ça, il y a beaucoup d’inventions au niveau du vent et c’était intéressant au niveau sonore. C’est ce qu’on retrouve dans Olivier Messian et son rapport aux chants d’oiseaux. Une écoute très précise du chant des oiseaux qu’il était capable de retranscrire dans des pièces. C’était donc des modèles pour lui d’organisation musicale. Ce n’est bien sûr pas l’inventeur de ça, c’est très très vieux. Je me suis senti devant quelque chose de l’ordre du langage, ce vent tellement inventif, il me parlait directement. C’est tout à fait particulier.

Est-ce que ta formation d’architecte, où déjà les questions d’espaces étaient liées au son, a toujours une incidence sur ta pratique actuelle de musicien, d’improvisateur ?

Ca n’a pas arrêté de résonner. La question de l’architecture n’est pas aussi importante que celle de l’espace. Qu’est-ce que c’est que cet espace sonore, comment peut-on le prendre en compte ? La question de l’espace je l’ai perçu au moment de mon diplôme comme quelque chose de nécessairement social, ce qui rejoint complètement le travail que l’on a fait pour Liga. En même temps, je me suis beaucoup intéressé à Iannis Xenakis et sa façon de composer pour une multitude d’instruments en polyphonie « folle », tant au niveau harmonique que de l’espace. L’espace physique dans lequel le son résonne, il est omniprésent pour moi. Je ne peux pas penser un son sans son espace résonant. Finalement, même dans les sons électroniques que j’utilise dans une pièce, que je met très en avant sans réverbération, je les considère avec leur non-espace. C’est toujours volontaire de ma part.

Il y a également la question du son multiple, du son en nombre qui m’a toujours intéressé. Xenakis s’il est venu à ça c’est qu’il a eu des chocs émotionnels lors de bombardements à Athènes. On est là dans une situation hors norme, inouïe, ingérable au niveau psychique. Ça rejoint pour moi des phénomènes de noise ou de sons beaucoup trop forts, où l’organisme se retrouve choqué. J’ai une certaine fascination pour ça, qui ne s’est pas transformé, ce n’est pas là où j’ai trouvé ma musique. La singularité de ce que j’ai pu produire est plutôt à l’inverse, dans la subtilité de sons très faibles, éventuellement avec une multiplicité de sources et de supports. J’ai eu une démarche très monophonique pendant toute une période, je n’associait pas les sons ensemble mais les uns après les autres, comme un collier de perles de sons. J’aime toujours ça mais j’essaie aujourd’hui davantage d’associer des sons en même temps et de respecter leur existence. Je teste leur association, est-ce que ça crée quelque chose ou pas, est-ce qu’il vont ne faire qu’un, être plusieurs ? C’est une façon aussi de leur laisser la place, je les aime beaucoup pour ce qu’ils sont et j’essaie de leur donner leur place. Je le développe de plus en plus et en effet avec l’improvisation, ca me permet ça. Ca nécessite une grande écoute, d’être physiquement très engagé, produire des sons les uns sur les autres. Je peux revenir en arrière, me dire que ce n’est pas ça ce que je veux. Je vais alors retrouver une certaine lenteur dans la construction et la production de sons, qui va leur permettre vraiment d’exister. Quand j’arrive à faire ça, je comprends que je suis juste.

Je suis toujours dans le questionnement de ce que je produis et je me permets de tout effacer tout le temps pour revenir où j’en suis. C’est très théorique ce que je suis en train de décrire, c’est ce que j’ai dans la tête au moment où je le produis. C’est toute la question de la réalité sonore, qui elle n’est pas théorique, elle est bien physique. Ca me renvoie aussi à mon questionnement sur l’écriture qui est porteuse de fantasmes. Une partition Fluxus c’est super, parce qu’il y pas forcément besoin de la réaliser. Elle emmène quelque chose qui est pourtant sonore. Quand il y a une partition qui dit « prenez une hache et détruisez ce piano » on n’a pas besoin de le faire, on est déjà dans le son du piano, de ce que c’est au niveau social bien sûr. Je me suis posé beaucoup de questions sur la structuration d’une pièce musicale, comment je la structure, avec des éléments fixés sur le papier, de façon auditive. Est-ce je fixe des sons, des intentions, de l’ordre de la partition traditionnelle ? Produire des notes, un doigt sur une corde, sur une touche de piano, c’est des actions physiques traduites dans une partition. A aucun moment ce ne sont des sons. C’est le XXème siècle qui amène des partitions non directives pour un interprète, graphiques, totalement libres dans l’interprétation qu’on peut en faire. On a tout de même une idée de temporalité, de hauteurs et après c’est très très libre. Il s’agit de sons décrits plus que d’actions physiques. Dans ma pratique de la composition, je me sens très proche de Michel Chion qui défend la composition de musique concrète sans support écrit, en se disant quand je suis auditeur j’ai pas de papier, pas de crayon, quelle légitimité on peut donner à une écriture ? Ce qui compte c’est le sonore dans le temps, ce qui va faire qu’on sent que c’est structuré, c’est notre mémoire. C’est la mémoire qui est le plus important. Si une pièce est trop longue, on va peut-être perdre la mémoire de comment ça s’est déroulé, qu’est ce qui s’est passé pendant le temps de cette pièce. La mémoire, il faut qu’elle soit tout le temps active dans l’écoute, pour nous permettre de voir une micro-évolution à l’intérieur d’une forme. Et une mémoire à plus long terme pour ressentir des phases d’ouverture, de développement. Ce rapport à la mémoire perçue me fascine et a une conséquence directe sur comment je compose.