L’habitabilité est une dimension que le design investit de manière permanente dans ses pratiques. Mais l’acception pratique du mot, qui ouvre sur la manière dont nous habitons le monde pour nos exigences humaines, doit s’entendre dans le contexte de la fragilité de conditions d’existences menacées.
L’habitabilité est certainement une des notions clés de nos futurs sur terre. Son élargissement récent dit en soi quelque chose des impasses de nos modèles de société, guidés par l’efficacité et une réelle cécité. Au sens premier, l’habitabilité, néologisme formé sur le mot « habiter », dérivé de « habitable » qui sous-tend une possibilité, une potentialité, désigne un espace suffisant à occuper pour y développer un usage donné. Elle signale un objectif fonctionnel et de performance des espaces de vie que nous dessinons et/ou occupons. Typiquement, l’expression est largement utilisée concernant entre autres les moyens de transport ; on parle de l’habitabilité d’une voiture, d’un train ou d’un avion. L’habitabilité se mesure ici en rapport au corps humain et aux fonctions assurées, à l’ergonomie censée en découler, souvent sous contraintes fortes ; se déplacer, travailler, séjourner, etc.
Evoquer l’habitabilité au sens des besoins humains amène à se tourner vers le terme habiter qui évoque le fait de résider en un lieu en étant abrité, mais pas seulement. Celui-ci intègre les exercices du travail, des loisirs, des locomotions, ainsi que l’ensemble des interactions sociales suscitées par les activités entre des personnes et les espaces matériels et symboliques qu’elles occupent ou traversent. Au-delà des aspects concrets, l’habiter appelle une expérience construite au quotidien ou de façon ponctuelle, choisie ou subie, suivant les règles et les habitudes des territoires concernés. Cette expérience génère des représentations : à la dimension factuelle s’ajoute une strate plus impalpable qui revêt autant d’importance. Simultanément s’agrègent des actions et des socialités qui touchent aux échanges, à l’appropriation, l’engagement et demandent qu’un espace à habiter soit un véritable lieu de vie. On touche ici à des domaines qui relèvent autant de la psychologie individuelle et collective que de la construction politique.
Ce renouveau du concept de l’habiter au sein des espaces de vie est un mouvement entamé dans les années 1960-70 par les sciences sociales, notamment en géographie, sociologie, anthropologie. Entrecroiser les espaces privé et social, prendre en compte l’irruption d’une mobilité permanente dans les manières de vivre, un espace et un temps contractés ou dilatés, marquent cette période de fin de la modernité. Les réflexions ultérieures renforceront cette idée que l’habiter doit être compris comme encastré dans les structures de la société et d’une période. Certains auteurs parlent ici de co-spatialité pour caractériser notre mode contemporain d’habiter. Nous serions en capacité d’investir en même temps des espaces de nature différente – par le truchement des moyens technologiques de transport, information, communication, – et de les faire se recouper par nos pratiques. Habiter deviendrait alors une activité polytopique, avec toutes les limites que l’on imagine. Car elle suppose un « quelque part » avec lequel on développe des liens qui ne sont pas de l’ordre de l’inné mais de l’acquis, grâce aux usages et aux situations spécifiques créés.
L’habitabilité quant à elle suggère que pour être habitable par les humains, un territoire doit bénéficier de condition favorables. La topographie, le climat, les ressources matérielles et intellectuelles, les voies de communication, la démographie sont autant de substrats indispensables. C’est sur cette base que les activités sont possibles et enrichissent le milieu de vie humain. L’habitabilité serait donc une question d’allers-retours cumulatifs, entre un espace propice a priori, des pratiques qui nous situent dans une liaison établie avec cet espace, un territoire qui apparaît d’autant plus habitable qu’il produit, en plus de ses qualités intrinsèques, des formes d’attachements, de profit mutuel entre les individus, groupes et collectivités qui le fréquentent. Habiter, c’est la façon dont les protagonistes développent de manière dynamique leur spatialité, l’organisation des espaces vécus et les rapports sociaux. La spatialité est entendue ici comme le jeu des relations humaines au sein des entités spatiales, qui doivent composer avec des lieux qui en retour nous façonnent pour partie. L’habitabilité pointe le support de cette spatialité, ce qui la soutient et la rend possible. L’habitabilité suppose que seul un espace habitable peut être investi, mais cette habitation a également la capacité de transformer fortement l’espace considéré. Ici revient la question du processus qui ne cesse d’être à l’œuvre. L’habitabilité « première » de conditions propices, comme l’habitabilité « seconde » des fruits de l’habiter, sont en mouvement et en interaction. Elles peuvent aller vers une amélioration – qui serait la mission première d’une activité comme le design – comme vers une dégradation due à des phénomènes socio-économiques : densité excessive ou insuffisante, formes diverses de précarité, déséquilibre des activités…
Cependant, l’habitabilité n’est plus aujourd’hui (seulement) une question de lieux mais de milieux (humains, autres qu’humains, écosystèmes dits « naturels » mais aussi largement artificiels). Une vision plus large s’ébauche ici autour de la notion d’écoumène, les espaces sur la planète terre où les humains s’installent et vivent. Elle englobe une sphère affective à l’habitation d’un milieu (géographique, environnemental, culturel), par-delà la satisfaction de fonctions essentielles. On entre dans une autre mesure de l’habitabilité, qui envisage le possible comme complément indispensable de l’enviable. Et souligne la nécessité d’interroger nos « besoins » et leurs limites, pour penser ceux des milieux où nous résidons. Car ce sont ces milieux, peuplés entre autres de vivants qui, par leur extrême diversité, tissent la toile du monde sur laquelle les conditions favorables de l’habitabilité humaine reposent. En d’autres termes, l’habitabilité pour les vivants conditionne la nôtre, la relation de dépendance se jouant bien dans cette direction. Cette conception, qui porte attention à la multiplicité, la spécificité des présences et la complexité des nécessités, s’appuie sur un champ de connaissances issues des sciences sociales, des sciences de la terre et de la vie. Elle vient à rebours de la pensée moderne qui a voulu homogénéiser, standardiser, rationaliser le monde, en gommant les dé-limitations temporelles comme spatiales.
Là aussi, ces réflexions sont loin d’être nouvelles, portées par des penseurs comme des praticiens – entre autres dans le champ du design – depuis les années 1970. Mais de marginales dans les débats académiques comme publics, elles sont devenues plus prégnantes et mieux partagées à mesure que les dérèglements planétaires mettent en crise le possible d’une habitabilité humaine du monde. Il ne s’agirait pas de nier en bloc l’héritage moderne, prôner le retour à des temps premiers ou une attitude technophobe, encore moins de promouvoir un égalitarisme simpliste. Au contraire, le danger serait de mettre la raison de côté, tout autant que de croire aux seules solutions techno-scientifiques. Dire que l’humain a une place singulière dans le vivant, en tant qu’être conscient et agissant, devrait nous permettre de penser une forme de cohabitation articulée. Envisager l’avenir de l’habitabilité nécessiterait de commencer par émanciper les humains d’une orientation unilatérale pour réfléchir leurs relations entre eux, puis avec les vivants des milieux dont ils sont partie prenante.
Alors, quelle position adopter pour un praticien comme le designer, qui soit opportune pour se re-mettre à l’épreuve du monde, comprendre les dynamiques à l’œuvre, participer à en entrevoir de nouvelles ? « (…) Le but du design est d’accroître ou du moins de préserver l’habitabilité du monde, ceci dans toutes ses dimensions : physique, matérielle, psychologique, cognitive, émotionnelle, spirituelle, culturelle, symbolique. (…) L’habitabilité est le mieux définie en termes systémiques : elle réfère aux interfaces et interactions entre les individus et collectifs « habitants » du monde (…) et le monde dans lequel nous vivons (nos environnements naturels et artificiels, qui incluent le biocosme, le technocosme, le sociocosme et le semiocosme) » 1. Cette définition implique d’emprunter un chemin tout autre, celui d’assumer et participer à un processus proprement écologique (social, politique, environnemental) au sens étymologique de connaissance de la maison et de l’habitat, des conditions d’existence et de liens des acteurs, de leurs activités et du milieu qu’ils constituent.
C’est d’abord faire du temps un potentiel pour regarder, tenter de comprendre une situation avant toute décision d’agir. Cela amène nécessairement à décélérer, changer de rythme pour aller plus au fond, en décalage avec le souci omniprésent de l’efficience. C’est ensuite être capable de se situer pour ancrer son action, développer une éthique tant du point de vue de la spécificité des lieux, des artefacts que de celle des personnes et entités en présence. C’est enfin faire appel à la sensibilité et l’imagination pour élaborer des modes de pensée qui bousculent, renversent, décentrent nos fonctionnements actuels. On pourra facilement objecter que ces principes pour faire advenir une vision accrue de l’habitabilité sont lourds à porter pour les acteurs du design. C’est bien pour cette raison qu’une approche multidisciplinaires embarquant sciences dites exactes, sciences sociales, métiers de la conception est cruciale. Etant entendu que le design est, par ses menées, au carrefour de ces enjeux. Malgré son pouvoir somme toute très relatif, n’oublions pas que le designer, aux côtés d’autres concepteurs, contribue à former la trame de nos vies et de nos représentations, avec des champs d’investigation et des formes d’interventions qui se sont elles-mêmes beaucoup élargies. Les dynamiques humaines comme autres qu’humaines, leurs interactions et conditions communes sont une réalité encore largement inaperçue, que ces pratiques peuvent nous aider à mieux discerner.
Aussi, l’habitabilité dépendrait, pour les temps à venir, de notre capacité à fabriquer du commun, à faire monde commun, pour favoriser diversité, multiplicité et entrelacements, qui bon an mal an agencent le monde sur lequel nous pouvons nous tenir. L’honnêteté commande de dire que nous en sommes loin. Pourtant, de nombreux acteurs portent cette démarche en discours et en actes, dont les interrogations traversent profondément le champ du design contemporain. Ce dernier a un rôle à jouer s’il est capable d’autoréflexivité, de donner et recevoir des autres champs de la connaissance et de l’agir. L’habitabilité serait celle-ci : porter attention aux autres pour leur faire de la place, autant dans la pensée que dans le faire.
Gunther Ludwig,
texte rédigé dans le cadre du programme de recherche en art et design Liga – cohabiter avec le fleuve, 2024
1 Alain Findeli, Searching for design research, questions : some conceptual clarifications in Questions, hypothesis and conjectures : Discussions on projects by early stage and senior design researchers, iUniverse, 2010
Sources mobilisées dans l’écriture de ce texte :
Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire, Terra forma, Manuel de cartographies potentielles, B42, 2019
Augustin Berque, Ecoumène, Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 2016
Deborah Bird Rose, The ecological humanities, in Manifesto for living in the anthropocene, Punctum books, 2015
Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Le design, une cosmologie sans monde face à l’Anthropocène, Sciences du Design, vol. 10, n°2, 2019
Murray Bookchin, L’Écologie sociale, Penser la liberté au-delà de l’humain,
Wildproject, 2020
Fabienne Denoual, Le designer de l’Anthropocène : vers une éthique de l’habitabilité élargie, Sciences du Design, vol. 11, n°1, 2020
Ezio Manziini, Artefacts, Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Centre Georges Pompidou, 1991
Thierry Paquot, Michel Lussault, Chris Younès, Habiter, le propre de l’humain, Villes, territoires et philosophie, La découverte, 2007