De nombreux designers développent une démarche de terrain, à l’échelle des lieux, des populations et de leurs conditions d’habitabilité. En quoi la dimension locale est-elle un atout pour leurs pratiques à condition d’être conscient de ses limites et d’en déjouer les ambiguïtés ?
Nombreux sont les praticiens, designers, artistes, architectes, paysagistes, acteurs issus des sciences sociales, souvent réunis en équipes pluridisciplinaires, qui investissent des territoires de vies urbains, péri-urbains, ruraux, avec pour objectif de favoriser la capacité des populations, la circulation de la parole et/ou de l’action, pour réfléchir à leurs besoins, leurs interrogations et aux « communautés » que cela peut générer. Aussi, ils donnent une grande importance aux situation(s) rencontrées, en essayant d’être au plus près des problématiques sociales, économiques, environnementales.
Ces équipes explorent la question des ressources, des savoirs, des représentations, de la transmission grâce à des lieux, des outils, des compétences distribués et partagés. Souvent inscrites dans le cadre des politiques publiques mais aussi de projets associatifs, militants, ces approches sont attentives aux expériences vécues et aux terrains, avec en ligne de mire les conditions d’habitabilité, de soutenabilité dans ses différentes dimensions. C’est en considérant ce type de pratiques diverses, soucieuses de leur finalité et de leur manière de faire, qu’il est utile de s’interroger sur la notion de local, dont les enjeux ne seront ici qu’esquissés ; à quoi se rapporte-telle, que permet-elle d’entrevoir, dans quelle mesure faut-il relativiser sa pertinence, garder une attitude critique pour l’engager avec acuité ?
Si l’expression « local » paraît banale, relevant d’une certaine évidence, une tentative de définition dans la perspective de pratiques en design s’avère à la fois riche de sens et d’ambiguïtés qu’il faut lever. En fait, pour être bien comprise, cette notion demande à être croisée avec d’autres termes et expressions au carrefour desquels elle se trouve : lieu, territoire, global, réseau, faire en commun, interdépendances. Elle appelle aussi à se saisir entre autres des ressources des sciences sociales telles la philosophie, l’anthropologie, la géographie, etc. pour l’envisager plus largement.
Issu du latin et dérivé de locus – le lieu, local est ce qui occupe un lieu déterminé de l’espace, abritant les activités d’une société élaborée. Souvent pensé comme proche par opposition à un ensemble plus grand, sa taille peut varier assez fortement. Le lieu étant ici compris comme une portion déterminée de l’espace qui peut se révéler à toutes les échelles. Le local est aussi ce qui est considéré comme ayant une originalité, des caractéristiques propres, que l’on peut localiser. La proxémie du mot suggère d’ailleurs une forme de continuité, de permanence, ainsi qu’une forte dimension « habitante ». C’est pourquoi, à une acception spatiale de proximité, il faut en ajouter une autre, qualitative et faite d’expériences qui dépassent ces premiers jalons.
A partir de la fin des années 1970 et dans la décennie suivante, le mot est devenu d’usage courant, notamment dans les politiques publiques. On parle volontiers de développement, collectivités, projet ou réalités de vie en y associant le mot local. En France, cette dimension locale des actions à mener, à proximité des lieux et des personnes qui les occupent, a repris de la vigueur dans le cadre des lois de décentralisation et d’une démarche dite multiscalaire, qui envisage comme nécessaire la prise en compte des différentes échelles, du local au national et au-delà.
Ainsi le local est perçu comme une des échelles possibles d’intervention pour agir sur la réalité d’un territoire, agité parfois comme un mot magique. Etendue de surface terrestre de grandeur variable, le territoire accueille les activités des groupes humains, suppose l’existence d’une forme de souveraineté qui le délimite et l’organise. Au-delà, c’est un espace fait de ressources matérielles et symboliques qui permet la vie d’une collectivité, tant sur le plan pratique que des représentations. Le concept de territoire, très extensible, recoupe parfois celui de local (une vallée ou une intercommunalité par exemple) mais l’excède aussi très sensiblement (lorsqu’il s’agit d’un Etat).
Paradoxalement, ce retour en grâce du local s’est manifesté concomitamment à une accélération du phénomène de globalisation – pris au sens de mondial mais aussi d’un tout – depuis les années 1980, avec la démultiplication des réseaux dont les technologies numériques, la déterritorialisation des activités, qui a justement continué à déstabiliser la cohérence des territoires. Si bien que la dimension locale ne peut aujourd’hui s’envisager sans ces effets, parfois désordonnés, qui s’observent à double sens. Le global a certes de fortes conséquences sur le local, mais ce dernier produit aussi des phénomènes qui se globalisent ou voit se re-localiser des situations produites par la globalisation. Ces allers-retours supposent des ajustements, des modifications. On utilise ainsi le néologisme de « glocalisation » pour exprimer ces manifestations à la fois contradictoires et complémentaires, bien réelles pour ceux qui en sont tout autant acteurs que spectateurs.
Les manques – incapacité à mettre sur pied une forme de gouvernance mondiale – comme les effets néfastes de la globalisation ont renouvelé l’intérêt pour les lieux à l’échelle locale, entre autres pour contester ou envisager une alternative au modèle socio-économique dominant. Pourtant, cela ne peut s’imaginer qu’en prenant acte d’une condition radicalement modifiée. La réalité des activités de travail, loisirs, déplacements présentes sur un territoire renvoient à des degrés multiples dont le local n’est qu’un parmi d’autres. Elément intéressant pour ce qui nous occupe, les territoires de vies, faits d’aspects matériels et immatériels, ont aussi à voir avec la notion de réseau. Qu’il soit traditionnel (interconnaissances, savoirs, transports), ou accessible par les technologies numériques (entre information et infrastructures), le fonctionnement réticulaire comme celui d’un territoire peut être consécutif, intermittent en fonction des noeuds, des flux dont il est constitué à plusieurs niveaux, selon les personnes, les services, les activités, etc. Dans ce schéma, il s’agit d’entendre le local non comme un degré d’intervention pertinent en soi, mais une situation pour agir prise à la fois dans une maille d’interconnexions beaucoup plus large et en interrelations constantes avec d’autres (régionale, nationale, européenne, globale).
Au-delà de nos fonctionnements humains, il faut également compter avec une contrainte devenue vitale, désormais sur toutes les lèvres mais dont on peine encore à tirer les conséquences pratiques ; celle d’un monde abîmé, dont les conditions d’habitabilité se restreignent de jour en jour. Les limites planétaires, dont la majorité sont considérées comme déjà dépassées (réchauffement climatique, perte de biodiversité, utilisation de l’eau, occupation des sols, pollutions, cycle de l’azote et du phosphore…) rebattent les cartes de toutes les actions humaines, à toutes les échelles. Le vivant, la biosphère longtemps considérés comme support, décor, ressource de nos actes, est fait d’une myriade d’agents qui rétroagissent à la pression anthropique de manière extrêmement puissante, selon une organisation complexe. Ainsi, il ne s’agit plus seulement de penser et faire entre humains mais d’inclure ces entités et phénomènes autres qu’humains qui ont une incidence en retour sur nos vies. Il serait donc nécessaire, à l’occasion de nos fréquentations ordinaires, de faire l’inventaire de ce/ceux dont nous dépendons pour assurer notre subsistance comme de ce/ceux qui dépend(ent) de nous pour assurer la leur, qu’ils soient proches ou lointains. Découvrir ces liens existants de facto, qui font aussi réseau avec nous, même invisibles, même négatifs, est un préalable pour affronter cette situation inédite.
Face à ces incertitudes multiples, le localisme, qui exprime au départ un attachement au local et au bien-fondé d’une modalité d’organisation territoriale, glisse parfois vers une forme d’idéologie du repli pernicieuse. Le local serait alors perçu comme un antidote, dont la source est l’identité d’un terroir ou d’une origine au sens restrictif, et le développement conçu comme un système reposant sur un isolement faussement protecteur. Il ne faut pas négliger le caractère possiblement délétère de ce tyoe de localisme. La tentation d’une vision fantasmée des vertus supposées du local, y compris à partir de bonnes intentions tels le rapprochement des espaces de vie/savoirs/productions/consommations, peut aboutir à refuser la caractère fondamentalement imbriqué, composite des différentes réalités du monde contemporain exprimées plus haut.
Dans le champ du design, la critique de la modernité industrielle et d’un modèle de développement mettant en péril les équilibres sociaux et écologiques, a produit depuis longtemps déjà d’amples réflexions et actions, entre autres sur l’échelle, le contexte et les moyens d’intervention d’un projet, qu’il génère des objets, des signes, des espaces, des services. Un ensemble de démarches actuelles, aux dénominations encore mouvantes (entre design ouvert, social, urbain, territorial, participatif, co-design…) ont en commun, entre autres, d’investir la question locale. Au-delà des spécificités propres à chacune, elles tentent d’être en capacité d’entrecroiser les dimensions sociales, environnementales, culturelles, économiques à hauteur des réalités vécues par leurs « habitants ». Cela demande de mettre en place des stratégies fines, lucides, pour dégager une forme de justesse se tenant à distance tant d’un localisme réducteur que du marketing territorial ou de la mobilisation du design pour prolonger sous un énième avatar un système économique dévastateur.
Loin d’être une panacée, insuffisante à elle seule, la dimension locale peut en revanche se révéler fertile si on ne la considère plus uniquement comme ce qui est proche dans l’espace ou de la permanence mais comme ce/ceux qui compte(nt) pour nous ; comment relier de façon dynamique ce dont on a besoin pour vivre et le(s) lieu(x) et les flux où cette vie se construit ? Le maniement du local avec clairvoyance permet d’éviter deux écueils ; celui d’être dans un hors-sol géographique et relationnel, celui de croire qu’une « pure » autonomie est envisageable. Il s’agit moins de le prendre comme un donné que comme un processus à travailler, par la volonté de ses constituants, en s’affranchissant parfois de limites règlementaires trop étriquées. Il est ici question, à partir de caractéristiques et de potentiels à chaque fois différents, de composer avec des présences, des relations, des désirs et des astreintes, se projeter en argumentant les accords et les désaccords, entre individus et collectifs, d’enrichir les savoirs académiques par les modes de connaissances tirés de l’expérience, d’identifier les interdépendances à tous « niveaux ». Bref, penser le local comme un milieu de vies perméables, articulé et ouvert, concourt à formuler une approche par laquelle s’explicitent, s’exemplifient, se tentent, se discutent des intentions, des pistes possibles, diversifiées. En ce sens, il est un élément à activer dans le cadre d’une pratique de travail consciemment située.
Gunther Ludwig,
Texte écrit dans le cadre du programme de recherche en art et design Liga – cohabiter avec le fleuve, 2024
Sources ayant servi à préparer ce texte :
François Bertrand, Sandrine Petit, Marie-Hélène Vergote et al., Design territorial et changement climatique : innover pour s’adapter à une ressource en eau incertaine, Innovations, 2017/3 (n° 54), https://www.cairn.info/revue-innovations-2017-3-page-41.htm
Camille Bosqué, Open design : fabrication numérique et mouvement maker, B42, 2021
Etienne Delprat / YA+K, Territoires habités, pratiques situées. Expérimenter une nouvelle écologie des pratiques et du projet, in La fabrique à éco-systèmes : design, territoire et innovation sociale, Emeline Eudes et Véronique Maire (dir.), Loco, 2018
Anna Dimitrova, Le « jeu » entre le local et le global : dualité et dialectique de la globalisation, Socio-anthropologie N°16, 2005, http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/440
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Martin Vanier, Le pouvoir des territoires, Essai sur l’interterritorialité, Anthropos-Economica, 2010